Rien de tel pour un auteur qu'on attend au tournant que de prendre de la hauteur. Rien de tel pour s'élever au-dessus de la mêlée que de s'abaisser, s'aplatir au sol, et observer les fourmis humaines encombrées dans leurs infinies contradictions. Du retour à l'humus à l'humiliation de l'individu, le fossé n'est pas toujours grand. C'est là, au sommet de cette crête intenable, « plateforme » offrant un idéal point de vue de Sirius, que campe Michel Houellebecq. On ne craint pas se tromper en gageant qu'il y restera longtemps. Son héros, Michel, n'a pourtant rien du surhomme, du séducteur inusable ou du philosophe patenté. Dans son genre, il donne plutôt dans le sociologue pas tenté : pas tenté par le boulot aliénant que lui offre le Ministère de la culture, pas tenté par les marques déposées des produits que nous fourgue à tout rompre une société de consommation. Regard blasé par force de lucidité anomale (au sens de la disjonction d'avec la « loi » omniprésente, le « nomos » grec), le solitaire Michel trimballe à quarante ans, revenu de tout car jamais parti vraiment ailleurs, une douce désespérance. Le meurtre de son père ne l'affecte pas plus que les contraintes que se donnent ses concitoyens, nouveaux asservis volontaires. Tout au plus y saisit-il l'occasion d'un voyage en Thaïlande afin de s' ouvrir à autre chose. À Bangkok, les putes thaïes sont au moins à la hauteur de leur réputation (pas besoin de plateforme pour ça !), Michel les pénètre, elles crient, il jouit. Ainsi va un semblant de vie quand on ne l'interroge pas trop. Mais la baise, plus que l'art auquel il ne croit fondamentalement pas, peut-elle changer la vie ? Là est la question.
De ce côté, les amateurs des Particules élémentaires retrouveront sans conteste un Houellebecq égal à lui-même : centré sur le lien sexuel comme dernier symbole de l' adhérence au monde, ce roman regorge de bites, de chattes, de culs. Pénétration multiples, sodomies récurrentes, fellations et masturbations en veux-tu en voilà » fleurissent la plupart des pages. Ce d'autant plus que notre héros malgré lui rencontre sur place Valérie, travaillant pour le tour-opérateur Nouvelles Frontières, avec laquelle il va nouer de retour à Paris sa seule relation épanouissante. Après la vulve pendante de la femme de quarante ans des Particules qui a eu son heure de gloire, Plateforme s'appesantit sur « le petit bruit flasque et répétitif du latex ». Entre temps, impavide observateur des mini dysfonctionnements du quotidien et des macro conneries de l'humanité, Michel balance sa joie. Balance sa hargne. Son incompréhension et son mépris aussi. Ses cibles de prédilection ?
Le tourisme sexuel, les voyages exotiques, les Beaufs, le « guide du routard », le racisme, la Thaïlande, Cuba, le groupe « Aurore », les pratiques SM, la violence des banlieues, l'aporie du monothéisme... Et là, les remarques acides du célibataire vaguement « egothrope » vautré devant la téloche ou « Hot video » - quand il ne lit pas Auguste Comte - font mal. En elles se concentre toute l'ambiguïté du romancier donnant à son dévastateur héros son propre prénom : médiocrité assumée (voire revendiquée) ou cliché caricatural ? Où commence la fiction, où s'arrêtent les thèses personnelles de l'auteur ? Allez savoir ! Impliqué dans le boulot marketing de Valérie et son boss, Jean-Yves, débauchés par le groupe Aurore pour redorer la cote de certains clubs du bout du monde en mal de fréquentation, les propos de Michel ne ménagent rien ni personne. Les « connards humanitaires protestants » du Guide du Routard (une présentation qui sent son procès !) comme les naturopathes et les écologistes. On croit avoir affaire à un chassé-croisé entre le 99 francs de Beigbeder et Les belles-âmes de Salvayre. Comme si une même fatalité du bonheur pesait au-dessus des quelques moments de plaisir que chacun parvenait à arracher à sa carcasse. Déni de paternité, refus de complaisance à soi s'agglutinent ainsi à la jouissance entendue comme dernière médiation authentique entre corps et esprit avant le grand ménage ultime.
De nouveaux voyages (professionnels) à Cuba puis en Thaïlande ne changeront rien à l'affaire, pas plus que les parties échangistes auxquelles s'adonnent Michel et Valérie. Ou le bonheur reste inaccessible aux hommes, ou , s'il se manifeste, ce n'est qu'afin de s'éradiquer en laissant sa place au feu cuisant de la nostalgie (prise au sens propre). Patiente mise en place de la différence conceptuelle entre besoin et séduction, Plateforme n'est donc pas (qu') un livre de cul. Englué dans le système socio-économique aussi bien que dans l'idéologie du village global, c'est la disparition de la singularité que constate philosophiquement Michel, quand il ne carbure pas au Viagra et au rouge qui tâche. Il est en vérité des hauteurs où la conscience qui s'y hisse pressent qu'elle n'en redescendra plus. Car enfin, en dépit de ce qu'annonce la première de couverture de l'éditeur, ce monde-ci ne saurait désormais avoir de milieu. Insupportable prophète inversé, Houellebecq expose avec clarté qu' « on peut habiter le monde sans le comprendre, il suffit de pouvoir en obtenir de la nourriture, des caresses et de l'amour ». Beigbeder s'est plu à voir en clin d'oil dans ce roman un « domaine d'extension de la Pute » (il faudrait plutôt parler, en toute rigueur, de « compréhension » de la Pute mais bon.); nous préférons déceler dans ce sobre constat : « tous pourris » la vivisection littéraire in progress de la plate forme de la chair mondaine. Nous n'aimons pas le désenchanté Michel Houellebecq parce qu'il arrive à parler de nous en parlant du rien.